DES LYS POUR DONALD par Jeffrey DeRego
August 20, 2009 Français Tags: gagnant du concours, Jeffrey DeRego
Translation of “Lilies for Donald” by Nina Khmielnitzky, trad. a. / C. Tr.
Traductrice agréée, anglais-français
Certified translator, English-French
1
La soupe au poulet bouillonnait doucement pendant que je chargeais mon revolver .45, assise à la table de la cuisine. Le soleil se couchait maintenant plus tard, et le vent laissait présager un printemps chaud cette année. Je vérifiai les fenêtres avant de fermer les volets à l’aide de barres en fonte.
Donald les avait faites dans son petit atelier quand nous avions encore de l’électricité. Il est mort cet automne. C’est son cœur qui a flanché, je crois.
Nous n’avons plus de médecins, à présent.
Donald n’avait que faire de questions d’esthétisme, mais la sécurité, c’était son fort. C’est ce qui avait été essentiel pour notre survie en ces temps difficiles. J’ai résisté à trois, à quatre, peut-être même à six sièges depuis que l’enfer a débarqué sur Terre.
Pas mal pour une nana de 71 ans. Pas mal du tout.
Je glissai le révolver dans l’étui en cuir que je portais à l’épaule et arrangeai mon tablier. Un parfum agréable, chaleureux et riche flottait dans la maison. Je remuai la soupe et en retirai quelques os. Je les broierais plus tard pour les poules dans la cour. Deux feuilles de laurier, une pincée de sel et de poivre, un peu de thym, de romarin et quelques-uns des poivrons en dés qui se trouvaient dans la jarre. C’était parfait.
Avant de m’installer confortablement, j’inspectai le reste de la petite maison : les volets des fenêtres du salon, de la salle de bains et de la chambre étaient tous verrouillés, la porte de la cave était verrouillée et bloquée. La lampe à huile projetait un cercle de lumière tamisée sur le sol gelé, alors que j’inspectais l’enceinte entourant le jardin. Donald l’avait construite aussi, à l’époque où tout ce que nous avions à craindre était les ours et les chasseurs égarés. Il y a deux ans, il avait renforcé chaque section à l’aide de solives de 6 par 6 en bois traité sous pression, qui s’enfonçaient à une profondeur de deux pieds dans le sol.
Nous avions planté des rosiers le long de la clôture, à l’intérieur et à l’extérieur du jardin, et avions fait en sorte qu’ils grimpent le long de l’enceinte. Les roses sont tellement plus jolies que du barbelé, mais tout aussi efficaces.
Les 27 poules étaient là et enfermées, de même que les quatre chèvres.
Le lierre, desséché et cassant en raison du long hiver, courait sur toute la portion sud de la clôture, tels des doigts effilés. Je me dis que je devrais le couper avant le dégel.
Dans la noirceur, parmi les caquètements et les bêlements occasionnels de mes bêtes, on pouvait entendre râler doucement dans les bois.
2
Phyllis Carlsen était couchée sur le divan que le révérend Lyons et moi avions tiré jusque dans la cuisine. Sa fièvre n’était pas trop élevée aujourd’hui, mais sans aspirine ou antibiotiques, il n’y avait pas moyen de savoir si elle allait mieux. À 61 ans, elle était tout juste un peu plus jeune que moi.
« Je les ai entendus la nuit dernière », murmura-t-elle.
J’ai jeté un Å“il au révérend et constaté à son expression qu’il reconnaissait les signes.
« Il semble que la saison arrive tôt cette année. Il a fait chaud pendant quelques semaines en avril, alors je ne suis pas surpris que le sol se soit ramolli assez pour leur permettre de sortir. »
Le révérend Lyons s’affairait à démarrer le feu dans le poêle. Phyllis ne possédait qu’un petit poêle, à peine assez grand pour chauffer la cuisine, alors il était difficile d’y cuire quoi que ce soit. À l’aide d’une louche, je versai deux portions de soupe au poulet dans sa casserole et la posai sur le poêle. L’eau dans la bouilloire était à présent suffisamment chaude pour le thé et j’en préparai trois tasses.
Le révérend était nerveux et restait debout. Il triturait le pontet de son antique fusil Winchester et jetait souvent un œil au travers des lames de rideau. « Il faudrait la déplacer », dit-il enfin.
Je versai un peu de miel (provenant de mon propre rucher) dans la théière pendant que le thé infusait. « Pour l’héberger où? »
« Vous avez de la place – »
Je le fis taire d’un regard.
« Je ne veux pas m’en aller », la voix de Phyllis était enrouée, mais forte.
« Et tu ne devrais pas t’en aller non plus. » Je brassai la soupe. La chaleur dégagée par le feu de bois commençait à faire fondre la couche de gras sur le dessus. « Elle aurait été encore meilleure si je n’étais pas arrivée à court de riz le mois dernier. Il en reste en réserve? »
« Environ cinq cent livres – »
« Vingt devraient suffire. » Je regardai dehors par l’ouverture de la porte. Des flocons duveteux tombaient doucement dans la petite allée qui reliait la maison de Phyllis à la rue. Elle habitait plus près du centre-ville; c’était moins sécuritaire, mais cela permettait de se procurer des provisions plus facilement. « Il reste encore cinq heures avant que la nuit ne tombe, et la température est tout juste sous le point de congélation. »
« Je vais envoyer quelqu’un – »
« Dépêchez-vous. Je peux monter la garde jusqu’à ce que vous reveniez. »
Le révérend Lyons approuva de la tête, mais hésita avant d’ouvrir la porte. « Vous êtes bien armée? »
Je lui montrai mon revolver.
« D’accord. Je serai de retour dans une heure. Surveillez la cloche de l’église. Le printemps sera bientôt là et nous devons faire un décompte. »
Je verrouillai et barricadai la porte dès qu’il fut parti, mais c’était plus par habitude que pour me protéger. Le dégel du printemps avait beau ramener les zombies, nous serions en sécurité pendant quelques semaines encore.
Phyllis essaya de s’asseoir sur le divan. Elle dégageait une odeur de poisson pourri, mais je ne savais pas si c’était à cause d’une plaie qui s’était infectée ou à cause d’une mauvaise hygiène. Je lui versai une tasse de thé avant d’aller vérifier ma soupe. L’odeur de Phyllis se répandait aussi dans la petite maison. Elle n’était pas très bonne ménagère.
Les chambres arrières étaient verrouillées à l’aide de clous ou à clé, les fenêtres étaient enchâssées dans la brique et renforcées. D’autres fenêtres étaient fermées à l’aide de volets, comme chez moi. Donald avait travaillé très fort pour fortifier les maisons de ceux qui étaient restés.
Des piles de linge sale étaient éparpillées sur les meubles poussiéreux, et le tapis était dissimulé par une couche de saleté et de poussière. Je commençai à ranger, traînant les vêtements pour en faire une pile gérable, et mis de l’eau à bouillir pour pouvoir les laver.
« Arrête », dit-elle.
« J’essaie simplement de te donner un coup de main, ma chère. »
« Je m’en occuperai quand je serai rétablie. Je ne suis pas handicapée. »
« Bien sûr que non. » J’inspectai son garde-manger. Il ne restait que sept bocaux de confiture, trois de cornichons, quatre de tomates vertes, et un paquet de petites carottes caoutchouteuses. « Il sera bientôt temps de préparer les jardins. »
Elle prit une gorgée de thé et opina de la tête.
« Tu plantes quelque chose de spécial cette année? »
Elle fit une pause et fixa une minute les planches qui barricadaient la fenêtre au-dessus de l’évier de la cuisine. « Des lys ».
« C’est joli, des lys. Donald les aimait bien. Je vais essayer d’obtenir une meilleure récolte de maïs cette année. La pourriture a presque tout tué la saison dernière. » Je retirai la casserole du feu et versai un bol de soupe pour Phyllis, puis mis de l’eau de lavage à chauffer à sa place.
Elle commença à manger lentement, puis, après quelques cuillerées, elle éclata en sanglots.
« Oh, ma chérie, ne pleure pas. » Je m’assis à ses côtés sur le divan et lui frottai le dos. « Tu n’arriveras à rien en pleurant. »
« Pourquoi est-ce arrivé? Qu’avons-nous fait pour que ça se produise? » Elle me regardait entre ses sanglots.
« Poser des questions n’arrangera rien, mais persévérer, oui. Nous ne nous sommes pas mal débrouillés, au bout du compte, et c’est un peu plus facile chaque printemps. Dans cinq ou dix ans, qui sait, les choses reviendront à la normale. »
« Tu ne crois pas ce que tu dis. »
Je haussai les épaules. « Chacun doit croire en quelque chose. Maintenant, mange ta soupe avant qu’elle ne refroidisse. »
La cloche de l’église sonna trois fois pour indiquer que le décompte du printemps aurait lieu dans trois jours. Nous ne la faisons pas sonner souvent, parce que ce ne sont pas seulement les morts qui constituent une menace. Notre petite ville est assez éloignée de l’autoroute pour que peu de survivants se donnent la peine de nous chercher. Je crois que la plupart de ceux qui ont survécu à la chute de la comète, puis de la peste, sont un peu comme nous : insulaires, tranquilles et inopportuns.
Phyllis mangeait en silence.
Nous avons tous perdu des amis et de la famille quand la fin est arrivée. Ça a été pire que tout dans les villes. Quelques mois après que le ciel ait pris en permanence une teinte cendrée, les zones densément peuplées ont sombré dans l’anarchie. Le Président a déclaré la loi martiale, mais les réserves alimentaires étant limitées, il ne fallut pas longtemps pour que des groupes se fassent la guerre pour les réserves des supermarchés ou des camions réfrigérés. Puis, les zombies sont revenus à la vie par millions, des gens morts récemment sortant des tombes et cherchant incessamment de la chair vivante à dévorer. Pourquoi les morts ne peuvent-ils pas reposer en paix? Je ne le sais pas. Peut-être la poussière qui a obscurci le ciel pendant des mois après l’impact contenait-elle quelque chose qui les a réveillés? Peut-être la comète apportait-elle un microbe ou un virus que nous avions tous respiré et qui ne s’activait que quand nous mourions?
Nous ne le saurons sûrement jamais.
« Je me sens un peu mieux », murmura Phyllis.
« Bonne fille. » Je vérifiai la porte et vis le révérend Lyons traverser la rue, portant sur son épaule un sac de riz de 20 livres. « Je laisse le reste de la soupe pour plus tard et je viendrai te voir demain. D’accord? »
Elle acquiesça.
3
Je versai le riz dans un contenant en plastique qui se trouvait dans mon garde-manger, juste sous la tablette où étaient posés des bocaux de sirop d’érable et de miel, puis retournai en boitant dans la cuisine. Mes hanches n’étaient plus ce qu’elles avaient été, et elles me faisaient le plus souffrir aux changements de saisons. Je prenais auparavant de l’aspirine pour me soulager, mais il y a plus d’un an que nous n’en avions plus.
Le soleil d’après-midi jouait entre les branches nues des arbres et projetait de longues ombres, tels des doigts crochus, sur l’herbe jaunie et desséchée par l’hiver. J’activai le hachoir à manivelle dans lequel j’avais versé deux poignées de riz et les os de poulet, puis donnai le tout à mes poules qui se jetèrent dessus avec reconnaissance.
La fraîcheur de l’air me raviva pendant que je trayais mes chèvres et récoltais six œufs frais. Le sol était encore trop dur pour retourner la terre de mes trois potagers rectangulaires. Donald devait se procurer un rotoculteur, mais, bon.
Je chassai son souvenir et ramenai les poules dans leur enclos, puis retournai à l’intérieur pour attiser le feu.
Le décompte aurait lieu dans trois jours.
Nous n’avions pas fait de décompte depuis l’automne. Encore combien de survivants étaient morts de faim ou étaient devenus fous durant le rude hiver que nous avions connu? Nous perdions en moyenne dix personnes par an, et aucune des jeunes femmes ne semblait encline à faire des enfants pour les remplacer. Du moins, pas encore. J’avais eu cinq enfants avant l’âge de 30 ans et, bien que nous n’ayons pas à repousser les attaques des morts à cette époque, nourrir tout ce beau monde et chauffer la maison était tout aussi difficile.
Ne pense pas au passé. Il ne reviendra pas.
Je m’assis près du poêle. La soupe bouillonnait agréablement. Je déposai ma bible sur mes genoux et l’ouvris. J’avais l’habitude de lire l’Apocalypse. J’attendais que la fin du monde arrive et que Jésus, les bras ouverts, nous emmène au paradis. L’Apocalypse avait tort. Aucun serpent à plusieurs têtes ne nous dévorerait, et les morts ne nous emmenaient pas au paradis. J’ouvris à la page du Psaume 46 marquée en permanence par une note. Je le lisais à voix haute quand j’avais besoin de courage, et aujourd’hui, j’avais besoin de tout le courage qu’il pouvait me donner.
Je fermai les yeux et sentis la présence de Donald, tel un fantôme, dans la chaleur du poêle, l’odeur des copeaux de bois de pommier et la soupe au poulet.
4
Je frappai à coups de machette sur le buisson jusqu’à ce que seules des tiges minces de lierre dépassent du sol le long de la clôture. Quoi que je fasse, le lierre revenait en force chaque année, songeai-je, à cause des abus que nous lui faisions subir : qu’on verse dessus des produits chimiques, qu’on le brûle ou qu’on l’arrache par les racines, rien ne pouvait freiner sa croissance d’une saison à l’autre.
Le soleil tapait si fort entre les branches dénudées que j’enlevai ma veste de laine pour continuer à travailler vêtue de deux pulls.
Le révérend Lyons freina sur son vélo en dérapant au bout de la clôture. Il avait clairement pédalé énergiquement, puisque le nuage de vapeur causé par son haleine était suffisamment épais pour lui cacher le visage. La plupart des gens ne quittent pas leur propriété une fois que le printemps arrive; même les réunir pour un décompte s’avère difficile. Une fois le décompte terminé, nous faisons du porte-à -porte pour nous enquérir des familles qui n’y ont pas assisté. Le révérend Lyons n’est pas devenu automatiquement le chef, ou quelque chose du genre, mais il s’est donné comme mission d’assurer la communication entre les quelque deux cent personnes de Pleasant Hollow et des environs.
« Linda! », cria-t-il, « L’état de Phyllis a empiré. Venez vite! »
Je glissai ma machette dans l’étui de toile qui pendait dans mon dos. La courroie tirait désagréablement contre ma poitrine, et mes hanches se plaignaient alors que je clopinais le long de la palissade en me frayant un chemin parmi les gaulis d’érables et de chênes qui séparaient le jardin du boisé plus touffu et obscur.
« Vraiment, révérend, je ne peux pas mettre mes problèmes de côté chaque fois que quelqu’un fait de la fièvre. » J’attendis quelques secondes, le temps qu’il se sente coupable, puis je me dirigeai vers ma barrière. « Il me reste de la soupe, mais je ne suis pas certaine que cela vaille la peine que je l’apporte. Vous avez vu l’état de sa maison. Elle a laissé tomber – »
« Mais nous ne pouvons pas la laisser tomber. »
« Elle a fini ses provisions, et ne lave plus ses vêtements pas plus que sa personne. D’autres gens pourraient faire un meilleur usage de ce que nous avons. »
« Quand nous compterons les gens, je ne veux pas avoir à compter un autre mort en raison d’un manque de soins. »
« Un manque de soins! » Je déverrouillai la chaîne qui fermait la clôture et ouvris la barrière d’un grand coup. « Il me reste 14 poules. J’en ai tué une juste pour la soupe. Devrais-je en tuer une autre aujourd’hui? Peut-être devrais-je aussi sacrifier une chèvre, au cas où. Dieu sait que nous ne voulons pas avoir l’air de ne pas nous occuper d’elle. »
« Ce n’est pas juste. »
J’inspirai profondément et comptai jusqu’à dix. La colère n’arrangeait rien. « J’ai entendu des coups de feu ce matin. »
Le révérend ferma la barrière et bloqua l’accès au jardin en glissant des poutres de quatre par quatre dans les supports en fonte. « Les Henderson en ont tué trois. Des lents. Je n’ai pas été voir de qui il avait pu s’agir. J’ai été voir les Simmons à North Farm. » Il fut parcouru d’un frisson. « Ils ont dû mourir vers Noël. Quand j’ai réussi à enfoncer la porte, Jolene était accroupie dans sa cuisine, les entrailles de son chat lui pendant entre les dents. Cela ne devait pas faire longtemps qu’elle était mobile. Le reste de la famille était toujours gelé, mais ils étaient tous… »
« C’était une jeune famille. » Nous envoyions un gallon de lait de chèvre frais ou une douzaine d’œufs aux Simmons quand nous pouvions nous le permettre. Ils avaient quatre enfants à nourrir; le plus vieux n’avait même pas encore 7 ans.
« Comment ont-ils simplement pu mourir comme ça? Nous leur avions donné plein de provisions dès la première neige – »
« Ils ont laissé tomber. Peut-être un des enfants est-il mort et qu’ils ne supportaient pas l’idée de l’abattre, peut-être la température a-t-elle eu raison d’eux. Nous ne le saurons jamais. »
Il appuya son vélo contre la maison et me suivit à l’intérieur.
J’enlevai la machette et enfilai mon manteau de laine. Je vérifiai deux fois le revolver; il était chargé et prêt à faire feu. Je trempai mes mains dans le seau d’eau à côté de l’évier et m’aspergeai le visage. Le feu crépitait agréablement dans le poêle et continuerait ainsi au moins quatre heures.
Le révérend Lyons s’assit à la table de la cuisine. « Comment faites-vous, Linda? »
« Pardon? », dis-je en épongeant l’eau froide à l’aide d’une serviette.
Je marquai une pause le temps de peser mes mots. Il y avait tant de petits groupes de survivants qui s’épuisaient et finissaient par se retourner les uns contre les autres. Nous avions constaté ce qui était arrivé dans certaines des petites villes à distance de marche ou accessibles à vélo. Des dizaines de survivants s’étaient installés dans des supermarchés ou des centres commerciaux – c’était pire en banlieue de Concord ou de Manchester – mais la nourriture venait à manquer, ils se tombaient les uns les autres sur les nerfs, ou encore quelqu’un perdait l’esprit et tuait tous les autres.
Certains groupes avaient prospéré : les militaires ou les fanatiques religieux, ceux qui disposaient de bunkers, de fusils d’assaut, et de provisions d’eau fraîche, de nourriture et d’essence pour tenir deux ans. L’hiver, ils patrouillaient les autoroutes et les routes secondaire à la recherche d’endroits comme Pleasant Hollow pour les piller.
« La façon dont vous vous en tirez si bien. Je veux dire que votre maison est propre, chaude et accueillante. Vous avez de la nourriture à profusion, un potager qui vaut son pesant d’or, de bonnes fortifications, des vêtements propres. Je croyais que la plupart d’entre nous s’en tiraient bien, mais comparés à vous, nous vivons comme des hommes de Neandertal. Comment diable faites-vous? » La voix du révérend Lyons laissait paraître une pointe de frustration.
« J’étais pauvre, Révérend. J’ai dû apprendre à faire tout cela avant que l’apocalypse nous tombe dessus. Acheter de la confiture de fraises coûte de l’argent, la faire ne coûte que l’effort qu’on y met. Acheter une poule morte coûte de l’argent, élever des poules ne coûte qu’une fraction d’un cent par livre. Il faut trouver des moyens bon marché pour réussir quand on est pauvre. Et puis, quand on n’est plus pauvre, on continue à faire les choses comme avant, parce que c’est une habitude satisfaisante. Je peux enseigner aux autres à faire la même chose. C’est ce dont je voulais parler. Je peux prendre deux ou trois apprentis à la fois sous mon aile et leur montrer comment cultiver un potager, trouver des baies comestibles et en faire des conserves, traire des chèvres, s’occuper de poules et se nourrir avec ce que l’on produit. Nous en sommes presque au point où nous devons récupérer ce que nous pouvons avant qu’il ne reste plus rien ou que ce soit trop dangereux de partir à la recherche de ravitaillement. Nous en parlerons à la réunion. J’ai d’autres idées à proposer. Allons d’abord voir comment se porte Phyllis, puis nous reviendrons ici pour discuter. Laissez votre vélo ici, je ne peux pas monter à bicyclette et il est plus prudent de nous déplacer à deux. »
Je versai le reste de la soupe dans un bidon de plastique, puis inspectai l’allée avant d’ouvrir la porte. « La voie est libre. »
Le révérend Lyons me guida jusqu’à la rue. Les fissures dans l’asphalte zigzaguaient sur la route jusque dans le fossé qui servait à recueillir l’eau de pluie. Les feuilles accumulées depuis trois ans le remplissaient à présent et, chaque pluie de printemps créait une petite inondation qui atteignait presque la grille devant chez moi. Nous prîmes la route vers le nord, en direction du centre de la ville. Le clocher noir et blanc de l’église baptiste pointait à travers les cimes des arbres.
Ma hanche me faisait souffrir, et marcher sur la surface dure et inégale de la route rongeait ce qui me restait de cartilage. Je dus presque m’arrêter tellement la douleur était insupportable. Nous n’étions qu’à un quart de mile du cimetière Oak Grove, le plus petit des trois cimetières de la ville. C’est là que Donald était enterré, dans le caveau de béton et de marbre que sa famille avait érigé il y a près de 100 ans. Je n’avais pas pu me résoudre à lui tirer une balle dans la tête après sa mort, mais j’y aurais été obligée si nous n’avions pas eu le caveau. Des chaînes de vélo maintenaient fermées les grilles en fonte, et des blocs de béton sur le cercueil l’empêchaient d’aller où que ce soit.
Je plantais des lys chaque année dans mon jardin pour honorer sa mémoire. Peut-être que cette année, j’en déposerais une gerbe au cimetière.
« Nous y sommes presque, Linda. »
« Que nous y soyons presque n’a pas d’importance, Révérend. Je ne souhaite à personne des hanches telles que les miennes. » Je serrai les dents. La pensée de pouvoir m’asseoir chez Phyllis jusqu’à ce que la douleur s’estompe était la seule chose qui me permettait de continuer. Le révérend m’offrit son bras pour parcourir les deux cent yards qui restaient. Je m’appuyai lourdement sur lui.
5
Le révérend cogna deux fois. « Phyllis? »
Aucune réponse.
« Phyllis? Ouvrez la porte. Linda est avec moi et elle a apporté de la soupe. »
Un grattement se fait entendre derrière la lourde porte en chêne, puis un coup sourd. Enfin la porte s’ouvrit. Phyllis frissonnait sous son jeté en tricot multicolore. Elle se traîna péniblement jusqu’au divan et gémit en s’y laissant choir. La sueur perlait à son front et humectait ses boucles grises.
Je sortis un thermomètre de mon sac et le glissai sous sa langue : 120. « Ce n’est pas pire qu’hier, Phyllis. As-tu mal? »
Elle plissa les yeux une seconde puis secoua la tête. « J’ai juste froid et je suis fatiguée. »
« Cela ne vous dérange pas si Linda, heu, vous ausculte… au complet, je veux dire? »
« Oh, je ne pense pas que c’est – »
« Tu as une infection quelque part. Je peux la sentir. Si nous ne la trouvons pas, je ne sais pas si tu te rétabliras. Je vais faire sortir le révérend pendant un temps, comme ça nous serons seules toutes les deux, et tu ne seras pas mal à l’aise. Nous verrons ce à quoi nous avons affaire. »
« Oh non, Linda, s’il te plaît. Ce n’est qu’un rhume. »
« Phyllis. Écoute-moi attentivement. Si tu ne me laisse pas t’examiner, je ne reviendrai pas, même si le révérend Lyons me dit que tu te portes de plus en plus mal. »
Elle fixe le révérend quelques secondes. « Je ne veux pas. »
« Il n’y a pas d’autre façon. Allons, le révérend Lyons va aller réchauffer ta soupe. Cela ne prendra qu’une minute. Allons. » Je dois pratiquement la tirer brutalement pour l’obliger à se lever du divan. « Tu n’as pas à avoir peur. Si tu est blessée, je pourrai t’aider – »
« Ce n’est pas ça. » La voix de Phyllis se brisa, mais elle résistait toujours. « Révérend. Je vous en prie! Ne la laissez pas faire – » Elle chancela en s’appuyant au cadre de la porte et fut secouée par une toux brutale.
Je tentai de la soutenir, mais elle me repoussa.
En toussant, Phyllis éclaboussa le mur de mucosités sanguinolentes. Elles lui maculaient aussi le menton. « Oh, mon Dieu! » Elle tomba à genoux et continua à tousser.
« Nous ne pouvons rien faire pour elle. » Je reculai lentement.
« Ce n’est pas possible, il doit bien y avoir quelque chose? »
« Elle va mourir. »
Phyllis fut parcourue d’un frisson et s’agita jusqu’à ce que sa tête racle le mur. « Je suis déjà morte », dit-elle en lâchant un petit rire. « Je t’ai toujours détestée, Linda. Toujours. Toi et ta parfaite vie comme dans La Petite maison dans la prairie. Tu n’as jamais eu à travailler. Tu as toujours eu Donald pour tout simplifier. » Elle s’efforça de se remettre debout. « Tu veux voir ma plaie, Linda? » Elle rit encore avant d’être interrompue par une quinte de toux qui la fit presque tomber par terre. Elle se redressa lentement, fit tomber le jeté, puis son pantalon de survêtement.
Une puanteur insoutenable de saleté et de viande avariée émanait d’elle.
« Quand il a réparé mes fenêtres, Linda, c’était la première fois que je me le suis tapé. Tu te rappelles? Les gamins Barclay du bout de la rue avaient lancé des œufs sur ma maison à l’Halloween. Il était si gentil avec moi. Attirer Donald dans mon lit a été facile. Je suppose que tu n’avais pas son appétit pour la chose. » Elle cracha encore du sang. « Tous ces soirs où il prétendait aller à des réunions, il venait ici et il me faisait l’amour. J’étais facile, Linda, parce que j’étais stérile. »
« Sortez, Linda », me cria le révérend Lyons de la cuisine.
« Non. Je dois savoir. »
« L’endométriose a ruiné mes chances de fonder ma famille. Elle a gâché mon mariage. Elle l’a gâché! Mais j’étais encore une femme, et j’avais des besoins. Chaque fois que je te voyais au supermarché ou au bureau de poste, je te haïssais encore plus. Chaque fois que Donald me quittait pour rentrer à la maison, je m’endormais en pleurant. C’est toi qui m’as fait ça, Linda! C’est toi qui as fait ça! » Elle écarta les jambes et dévoila son vagin, noir et déchiré. Des asticots dévoraient la peau grise et du pus s’en écoulait, formant une flaque à ses pieds. Son pelvis était visible à travers la pourriture noire. « Et quand il est mort, j’ai cru que j’avais tout perdu. Mais ce n’était pas le cas, Linda! Je n’ai rien perdu! Si les morts peuvent marcher, ils peuvent aussi baiser! J’ai attendu tout l’hiver jusqu’à ce que je puisse entrer dans le cimetière sans danger. J’ai forcé le cadenas de son caveau. Il était sorti de son cercueil, à terre et gelé. On aurait dit qu’il dormait. Je l’ai traîné jusqu’ici sans que personne ne s’en rende compte. »
Le révérend Lyons se tourna brusquement et vomit.
Je sortis le revolver de son étui et enclenchai le chien. « Où est-il? »
« C’est fou ce qu’un peu de ruban adhésif peut faire, Linda. Il en fallait juste assez pour l’empêcher de mordre et de se sauver – » Elle éclata d’un rire à glacer le sang. « Un peu de ruban adhésif. » Phyllis se laissa choir au sol et gémit. « Je pense qu’il aimait ça. » Son corps fut parcouru de secousses, puis cessa de bouger. Sa poitrine se souleva un instant, puis s’immobilisa.
D’une voix mal assurée, le révérend Lyons prononça le Notre Père.
Elle deviendrait mobile deux jours après que les effets de la rigidité cadavérique se soient dissipés. « Vous pouvez partir », dis-je.
« Je ne peux pas vous laisser – »
« Partez! Partez, bordel de merde! » Je posai bruyamment le revolver et attendit qu’il quitte la maison. La chambre de Phyllis était verrouillée de l’extérieur. J’envisageai de faire sauter la serrure d’un coup de feu et comptai mentalement jusqu’à dix avant de me lancer à la recherche de la clé. La maison est bien sécurisée. Une famille en ville pourrait faire bon usage des lieux et du jardin.
La clé se trouvait dans une petite boîte à côté d’un vase rempli de lys fanés.
J’ouvris lentement la porte et un essaim de mouches se précipita dans le salon, suivi immédiatement d’une odeur nauséabonde.
Donald se tortillait mollement sur le lit de Phyllis, contre le panneau de chevet en fonte. Le fil dont elle s’était servi pour le ligoter ses poignets et ses chevilles aux barreaux du lit avait frotté sur la peau et les muscles jusqu’à laisser paraître les os ivoire. Il était nu. Sa chair avait fondu dans le couvre-lit. Des lambeaux de peau pourrie s’étaient détachés de ses jambes et du côté de son torse. Son ventre noir et grisâtre était gonflé. Les mains de Phyllis étaient imprimées en deux ecchymoses sur son torse.
Phyllis avait aspergé la chambre et Donald d’Aqua Velva; la pièce empestait comme un frigo à viande abandonné et un bordel. L’envie de vomir monta sans prévenir, mais je réussis à la réprimer. « Oh Donald », murmurai-je.
Son regard s’adoucit au son de ma voix. Ses gémissements étaient assourdis par le X en ruban adhésif.
« Je le savais, sale fils de pute. Je l’ai toujours su, mais je n’ai jamais rien dit. Je me taisais et je faisais ce que j’avais à faire, mais ce n’était pas assez, jamais assez pour toi ». J’étais surprise devant ma colère et, pendant un instant, c’est comme si quelqu’un d’autre parlait, quelqu’un qui avait un revolver appuyé sous le menton.
Donald ferma les yeux, et je lui fis sauter la cervelle.
En sortant, je fis subir le même sort à Phyllis.
6
Le révérend Lyons reprenait des couleurs pendant que nous revenions chez moi. Le trajet se déroula en silence. Quelques curieux, attirés par les coups de feu, nous regardaient à travers les lattes de bois de leur maison, mais personne ne vint voir ce qui s’était passé. C’était probablement mieux ainsi, parce que je crois que les mots m’auraient manqué pour décrire la folie de Phyllis.
Des gémissements plus forts retentirent du cimetière et des bois environnants. Les zombies seraient bientôt de retour, mais au moins, Donald ne serait pas avec eux. Je décrochai les chaînes de vélo qui servaient à verrouiller ma porte avant. Le révérend Lyons me suivit à l’intérieur et m’aida à remettre en place les lourds madriers de bois. Je mis de l’eau à chauffer et ouvris la porte de la cuisine qui menait dans le jardin. Les poules grattaient joyeusement le sol gelé et les chèvres bêlèrent en m’apercevant.
« Ça va aller? »
Je sortis dans les derniers rayons du soleil et m’assis sur une chaise en plastique. « Je pense que oui. »
« Je peux rester un peu, si vous avez envie de parler. »
« Le soleil se couche, Révérend. Ce serait plus prudent de partir. Et franchement, je n’ai pas très envie de parler. » Je fis une pause et vit qu’il était soulagé. « Ni de prier. Nous nous verrons au décompte. »
Il récupéra son vélo au pied des marches. Je l’accompagnai à la grille et la verrouillai alors qu’il s’éloignait en pédalant.
Je donnai des coups de pied à la terre. Elle était encore trop dure pour être retournée, mais elle cédait déjà un peu en surface. Je mis une autre bûche dans le poêle pendant que mon thé infusait sur la table. Je réfléchis à la journée que je venais de vivre. Tout allait de travers dans le monde. J’étais toujours là , un peu plus mal en point qu’avant, mais j’étais toujours là .
Pas mal pour une nana de 71 ans. Pas mal du tout.
Prob a good story, but as I don’t read or speak frenchie? I’ll never know? Sorry
Comment by RedneckZombieHunter on August 20, 2009 @ 11:46 am
Redneck… this is a translation of a story that’s already here, in English.
Comment by jrderego on August 20, 2009 @ 7:09 pm
Oh, Sorry did not the see the translated by – tags at the top. Where they there before? Anyway it’s a great story and I’m glad more people can enjoy it now.
Comment by RedneckZombieHunter on August 21, 2009 @ 11:19 am
Editor: would a direct link to the original story be too much to ask for? I found it by clicking on the author link and scrolling down. A direct link would just save a couple of mouse clicks for this lazy reader.
Comment by Molly on August 21, 2009 @ 10:45 pm
This is the French version. Though it is truly a must read. Click on the author link and you will find it in English. Great story Jeff.
Comment by Coby Holland on September 3, 2009 @ 1:35 pm